En l’espace de dix ans, le monde du rap et de la street culture a changé de dimension. Yard et Booska-P, eux, ont suivi cette évolution sans jamais renier leurs valeurs. Médias phares de leur époque, que ce soit dans le rap, la mode, ou le sport, ces deux entités – fondées dans les années 2000 pour Booska-P et au début des années 2010 pour Yard – ont ainsi toujours documenté leur mouvement, tout en développant parallèlement leurs business. Des trajectoires parallèles et complémentaires qui ont fini par se croiser en 2022, notamment avec l’organisation des Flammes, une cérémonie qui récompensera l’année prochaine au Théâtre du Châtelet les cultures populaires. L’occasion de réunir Amadou Ba et Yoan Prat, cofondateurs des deux médias, pour discuter le temps d’une heure de leurs parcours et leur vision.

 

Qu’est-ce qui différencie et réunit Yard et Booska-P selon vous ?

 

AB : À chaque fois que je parle de Yard, je dis qu’ils savent faire du “beau”. Je suis un bousillé de cinéma, et les réalisateurs que je kiffe, ils ont une patte. Quand je vois un film de Fincher je reconnais direct. Yard c’est pareil : quand je vois un de leurs contenus, je sais quand c’est eux. C’est vraiment ce que j’aime chez eux

 

YP : Ah merci ! (rires)

 

AB : Je ne te l’ai jamais dit j’en profite !

 

YP : Ça fait plaisir. C’est vrai que ça a toujours été notre particularité, on s’est toujours un peu cassé la tête là dessus. De notre côté, on a toujours été des gros consommateurs de Booska-P, c’est un truc qui nous a nourri. Et j’ai toujours été impressionné par leur capacité à faire du contenu, à évoluer, il y a vraiment une audience archi forte chez eux. Vous avez aussi eu un enjeu plus mainstream à un moment par rapport à nous, et vous avez réussi à le faire. La place de Booska-P est importante, parce qu’à côté on a vu d’autres médias s’intéresser au rap et à cette culture, sans venir de là, et nous on s’est toujours dit “C’est la place que Booska-P doit prendre”. Donc on a toujours été consommateur de ce qu’ils font, et aussi un peu “militants”, en mode : c’est Booska-P qui doit prendre la place qui mérite.

@Cavabarder_
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Justement, quand vous fondez Booska-P et Yard, est-ce qu’il y a un désir de représentation d’une culture qui était parfois un peu invisibilisée selon vous ?

 

AB : En vrai, ça s’est fait naturellement. Je m’appelle Amadou Ba, je viens d’Evry dans le 91 j’ai même pas besoin de dire que je viens de cette culture-là, tu le sais. En vrai, on n’avait pas vraiment conscience de ce truc-là, on faisait juste ce qu’on avait envie de faire par passion, et c’est à force que les gens nous disent “Putain, vous représentez quelque chose” qu’on l’a réalisé. Je me souviens notamment d’une discussion un jour avec un petit qui bossait en maison de disque et qui me dit “Moi, quand je vous ai vu monter le média, je ne savais pas que c’était des renois qui étaient derrière Booska-P, et je me suis dit ‘moi aussi je viens de province mais je peux avoir une importance dans ce game’”. Tu te rends compte que ça a un impact et tant mieux.

 

YP : Il y a un truc un peu différent avec nous dans le sens où Yard est né d’une frustration. Celle de voir des médias, des marques, tout un écosystème qui ne comprend pas vraiment ce que tu consommes, ni ta passion, et qui ne parle pas avec toi. Donc au début on lance le média OFive parce qu’on trouve qu’il y a plein d’artistes et toute une scène qui n’est pas représentée. C’était un peu l’époque d’A$AP Rocky, avec des artistes qui s’intéressent à la fois à la musique, la mode, le sport, et ça correspondait un peu aussi à ce qui nous intéressaient nous. Dès le début, on avait dans notre équipe des gars qui viennent du 95 qui sont fans de foot et qui écoutent du rap, et de l’autre côté une ou une deux filles qui écoutaient de l’électro mais qui avaient envie de bosser pour cette culture-là. Et il y a eu un espèce de big bang chelou où on s’est tous un peu rapprochés. Mais clairement il y avait aussi ce truc de représenter un mix culturel qui existe et qu’on veut mettre en avant.

 

Vous travaillez aujourd’hui tous les deux avec des marques, et vos deux médias ont petit à petit grossi. Comment faire pour garder l’esprit original de son média, ne pas se travestir ?

 

YP : Notre modèle avec Yard est un peu différent de Booska-P parce que la partie agence a pris beaucoup plus de place pour vraiment dégager des fonds. Donc sur le média on a toujours eu une espèce de liberté pour que ça reste vraiment “nous”.

 

AB : J’ai toujours peur de devenir TF1. Je n’ai pas envie de devenir un média trop mainstream et aseptisé, j’ai vraiment peur de ça. En vrai je pense que c’est le truc le plus compliqué à gérer, c’est un combat de tous les jours. Et ça se fait aussi beaucoup avec les gens qui vont rejoindre ton équipe, il faut qu’ils comprennent ton ADN. On a la chance d’exister depuis 16 ans, donc la plupart des gens qui viennent chez nous connaissent le média, mais oui c’est un travail de tous les jours. En tout cas on en parle beaucoup entre nous.

 

YP : je pense comme Hamad, le recrutement est important. Au début c’est facile parce qu’on est entre nous donc c’est-à-dire tu as vécu les mêmes choses, tout le monde ressent le même truc, tu as monté le truc ensemble. C’est quand tu t’agrandis qu’il faut prendre des gens qui portent notre ADN. Et la transmission, c’est important aussi : on passe du temps en équipe, on reste très accessibles, j’ai parfois des stagiaires qui sont juste à côté de moi pendant leurs six mois au bureau par exemple. Tu as plein de trucs à gérer, c’est parfois compliqué, mais ce truc de rester proche de ton équipe, de transmettre un peu ce qu’on fait, c’est important. Certains jeunes arrivent, ils ne connaissent même pas les huit premières années de notre histoire. En même temps, ils ont 18 ans, quand on a commencé ils avaient 10 piges ! Hamad, je pense que chez toi, certains ne connaissent même pas Rohff et la pelle !

 

AB : Ils en ont entendu parler, mais c’est une légende urbaine pour eux (sourire). Mais comme dis, la clé c’est vraiment de passer du temps avec les gens. On n’est pas dans un truc impersonnel, on ne va pas à l’usine.

@Cavabarder_

À l’inverse, comment est-ce que vous faites pour qu’on ne puisse pas dire que vous commercialisez la culture dont vous parlez, que vous gagnez de l’argent sur son dos ?

 

AB : Mais pour exister on est bien obligés de faire de l’argent, ils sont 50 chez Yard, on est 25 de notre côté. Comment veux-tu qu’on fasse tourner une boite aujourd’hui sans argent sinon ? Et ce n’est pas parce que tu es passionné par un domaine et que tu fais les choses par passion, que tu ne dois pas en retirer obligatoirement des bénéfices. Avant je n’étais pas très à l’aise avec ça, aujourd’hui je suis beaucoup plus détendu là-dessus.

 

YP : Ce qui est dur, c’est que cette question va se poser avec des business comme les autres, mais personne ne va aller voir Konbini ou Brut et leur dire “Vous avez une stratégie de récupération un peu”. Surtout, on a une certaine éthique dans la manière dont on prend cet argent et ce qu’on en fait ensuite. L’idée de l’agence, elle nous est venue parce qu’on voyait d’autres agences prendre des budgets pour faire n’importe quoi sur notre culture. Il n’y avait aucune éthique de représentation, de comment est-ce qu’on inclut plus de meufs, pareil pour les banlieues. Si tu fais quelque chose là-bas, comment est-ce que tu fais pour laisser quelque chose pour qu’ils se fassent eux aussi de la thune…

 

AB : Comme Yoan dit, on est des acteurs de cette culture. Je préfère 1000 fois voir Yard faire une pub pour Nike autour du football qui intègre les quartiers, plutôt que par une agence qui ne connaît pas du tout les codes du milieu.

 

Il y a quelque chose qui vous réunit dans votre ligne éditoriale, c’est le sens de l’histoire : vous donnez aussi la parole à des figures du rap des années 90 et 2000, comme Casey, Mac Tyer, ou Rohff. Ce n’est pas le genre de contenu qui va faire des vues, ni débloquer des choses avec des marques, et pourtant vous le faites. C’est important pour vous ?

 

AB : C’est ce que j’appelle les contenus nécessaires. Comme tu dis, ce n’est pas ceux sur lesquels on fait des audiences de fou, mais c’est important parce que c’est aussi ce qui fait le socle de ton média. Aujourd’hui c’est facile d’aller vers des choses qui fonctionnent, on sait que quand tu fais une vidéo avec untel ou untel que ça va cartonner. Mais il y a des trucs où c’est bien de les faire aussi. On a par exemple fait Isha en interview : on savait pertinemment que c’était quelque chose qui n’allait pas parler au plus grand nombre, mais c’était important pour nous de le faire. Parce que même s’il ne fait pas des millions de streams, ce n’est pas pour autant qu’il ne doit pas avoir sa place sur un média comme le nôtre.

 

YP : Les Médine, Mac Tyer, Nessbeal, Niro, tous ces acteurs-là, on sait l’influence qu’ils ont eu sur ce milieu là tout au long des années, et c’est normal de les mettre en avant. Parfois on a même un peu peur en tant qu’anciens d’effacer un peu trop vite l’histoire, parce que ça marche tellement bien aujourd’hui le rap actuel… Et surtout ça va hyper vite. Il y a tellement de musique qui sort que la nouvelle génération n’a plus le temps de se dire qu’ils vont écouter un truc à l’ancienne. À l’époque, on n’avait pas autant d’albums, donc tu pouvais prendre le temps d’aller écouter Biggie ou NTM. La nouvelle génération fait moins ça aujourd’hui, et c’est important pour nous que cette culture continue de se transmettre. Il y a vraiment un truc de transmission qui est grave important.

@Cavabarder_
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Booska-P a développé pas mal de formats plus sociétaux ces derniers mois, que ce soit des interviews avec Emmanuel Macron ou Assa Traoré, ou un reportage à la prison de Fresnes. Vous avez envie de plus aller vers ces sujets-là ?

 

AB : Oui c’est important. Parce qu’aujourd’hui, le côté entertainment, on sait faire. Mais on se dit aussi qu’on a un rôle important, et qu’on a envie de montrer certaines choses aux gens par notre prisme. On se plaint tout le temps des médias qui représentent mal la banlieue, donc on se dit “Venez, nous aussi on montre les choses à notre manière”. Sur la saison 2022-2023, on veut renouer avec des contenus de terrain, c’est vraiment notre ADN de base. Au-delà de ça, on pense aussi qu’on a un rôle à jouer et il faut qu’on prenne position. Je pense notamment à Sur Écoute (ligne téléphonique pour recueillir des témoignages sur les violences policières, ndlr) qu’on avait monté entre autres avec Yard, on s’est parlés, on s’est dit “Viens on fait le truc”, on gagne zéro argent là dessus. On vient de là aussi, et aujourd’hui quand tu vois des jeunes victimes de violences policières, tu ne peux pas faire comme si de rien n’était.

 

YP : Quand tu démarres, tu n’as pas le temps ou l’argent de faire ce genre d’initiatives, mais plus tu grandis, plus c’est le cas. Et c’est capital, parce que je pense que tu es aussi attendu par les gens qui te suivent là-dessus, il faut que tu prennes position, que tu sois capable de statuer sur des choses. Et plus nos entités vont grandir, plus on sera capable de le faire mieux et plus fort.

 

AB : Aujourd’hui on a une position qui est importante, que ce soit Yard du Booska-P, et on a des voix qui portent. Donc si on peut les utiliser pour des causes qui nous touchent, pourquoi on ne le ferait pas ?

 

Tu parles d’avoir une voix qui porte. Est-ce que avec avec la cérémonie des Flammes vous utilisez justement cette position où vous êtes devenu assez forts pour mettre en avant votre culture ?

 

YP : C’est clairement ça.

 

AB : Et surtout on est légitimes. Je pense qu’il n’y a personne qui peut dire qu’on ne l’est pas. Encore une fois, ce n’est pas un truc où on espère gagner de l’argent. Parce que si les gens se renseignent un petit peu, c’est le genre de projet qui coûte très cher à lancer pour ne pas gagner grand-chose derrière. Mais pour nous c’est important de le faire : on se plaint toute l’année en disant qu’on n’est pas représentés, et aujourd’hui on est dans une position où on peut organiser un événement comme ça, avec notre culture qui s’est aussi imposée. C’est le moment de le faire, il n’y a pas de question à se poser. Et je pense que les gens sentent que c’est sérieux. Avec la conférence de presse au théâtre du Châtelet, je pense que tout le monde a compris que c’était solide et qu’on allait aller au bout du truc.

 

YP : Et ce qui est lourd aujourd’hui, c’est qu’on est dans une position où nos interlocuteurs nous respectent. On est allés voir Spotify pour Les Flammes, ils nous ont compris. Alors qu’on a passé une grosse partie de notre temps par le passé à devoir expliquer qui on était, ce qu’on fait, on devait toujours convaincre convaincre convaincre. C’est vraiment un soulagement. Parce que je me souviens qu’au début, quand on voulait faire des soirées dans des endroits où le rap ne vient jamais, comme le Palais de Tokyo ou le Grand Palais, c’était dur. On a toujours été dans la concession, et la chance qu’on a aujourd’hui, c’est qu’on a plus besoin de l’être. Alors qu’avant on réfléchissait même à comment on allait s’habiller pour nos rendez-vous.

 

AB : Moi aussi. Je me rappelle qu’avec Fif on se disait “Ah putain y’a rendez-vous il faut qu’on soit bien habillés”. Tu as ce réflexe de te dire qu’il ne faut pas que les gens grillent trop d’où tu viens. Aujourd’hui c’est fini. Et en vrai ça ne sert à rien, tu ouvres juste ta bouche et ils savent. Et c’est ce qui fait notre force.

 

Vos médias sont tous les deux installés depuis de nombreuses années sur la capitale. Comment est-ce que vous avez vu Paris et tous ceux qui font bouger la ville évoluer ?

 

YP : Notre culture est devenue plus mainstream et on l’a vraiment senti autour de nous. Le gâteau s’est énormément agrandi. Avant on était tous seuls à organiser des soirées, aujourd’hui il y a trois ou quatres collectifs qui font la même chose que nous, et sur des volumes de tickets vendus qui sont supers impressionnants. Je pense par exemple à SSSound, ils étaient avec nous pendant cinq ans, maintenant ils font leurs propres soirées, et ils mettent 2500 personnes dans un Wanderlust. On trouve ça hyper cool parce que tu sens que les choses ont progressé. Mais plus généralement j’ai l’impression de voir une jeunesse qui est en train de prendre le pouvoir, et pas que dans notre domaine. J’ai vu le grand prix de Formule 4 de Squeezie sur Twitch, et je trouve ça incroyable par exemple.

 

AB : Même si t’es pas dedans, tu étais obligé d’en avoir entendu parler. Quand c’est ça… C’est énorme ce qu’ils ont réussi à faire, là où avant tout passait par le prisme de la télé.

 

YP : Ça prouve beaucoup de choses cet événement je trouve, un peu comme Les Flammes. Ça montre comment notre génération peut vraiment prendre le pouvoir et – dans notre cas – arrêter de passer par des agences médias comme Havas ou Publicis. Aujourd’hui on est une génération qui peut totalement sortir de ça et je trouve ça incroyable.

 

AB : Surtout, il y a plein de choses qui se sont démocratisées aujourd’hui. Ça me rappelle un peu notre époque, quand le clip de “Pour ceux” de la Mafia K’1 Fry est sorti, ça a révolutionné le truc. Ça a été un déclencheur pour nous, on est allé s’acheter une caméra DV et on a lancé Booska-P.

 

YP : C’est ouf ce que tu dis parce que ça nous a fait pareil chez Yard avec le Canon 7D. On s’est rendus compte qu’on pouvait faire des clips, des photos, tout, avec un seul appareil. Ça a tout changé. Et aujourd’hui, parmi les gens qui font du montage chez nous, il y en a plein qui ont appris tout seuls en crackant Adobe Premiere, Final Cut.

 

Merci les tutos YouTube !

 

YP : Ah oui, laisse tomber, les tutos YouTube… On a voulu à un moment parler des formations qui étaient disponibles en interne. Les gars sont venus, ils ont regardé, ils nous ont dit : “Frère je suis sur YouTube” (sourire). La démocratisation et l’accessibilité de tout ça, ça a vraiment été un truc important.

 

Article & Interview réalisé pour le numéro 2 du DRP Magazine

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