Figure incontournable de la photographie de mode, Julien Boudet, aka Bleu Mode, a pris un nouveau virage dernièrement. Après le streetstyle aux quatre coins du monde, et en parallèle des éditos pour les magazines et des campagnes pour les plus grandes marques, le natif de Sète a opéré sa mue d’artiste. Avec des compositions photographiques, sculptures et installations, il déploie un univers foisonnant, laissant parler son amour pour la street culture – sauce nineties Lacoste/TN – ainsi que son obsession des logos pour interroger le consumérisme. Rencontre avec le néo-plasticien pour analyser sa transformation, aboutissement logique d’un parcours alambiqué qui semble relever, à sa lecture, d’une part de destinée.

 

“Tout doit être lié à la ville de Sète, puisque c’est ici que j’ai fait la moisson de mes premières impressions”. Cette citation de Georges Brassens s’applique très bien à Bleu Mode pour expliquer son univers et ses travaux, n’est-ce pas ?

 

À 100%. J’ai grandi à Sète au début de l’explosion du rap dans les années 1990, j’étais à fond dedans et dans la culture hip-hop plus largement – je dansais, faisais du graff… Mes potes et moi étions passionnés, et on avait le style qui allait avec, en mode Lacoste/TN. C’est de là que vient mon obsession des logos également, avec les monogrammes des grandes maisons du luxe que j’ai découverts via le bootleg, les fausses sacoches, les fausses ceintures, les fausses lunettes… Je n’ai vu les ‘vrais’ articles de luxe que quand j’ai quitté le Sud ! La moto aussi, ça faisait partie du paysage mais c’est une histoire de famille parce que mon père roulait tous les jours, c’est une passion qu’il m’a transmise. Toutes ces choses me sont restées et on les retrouve aujourd’hui dans mon travail. Et puis, le Bleu de Bleu Mode, c’est la mer… Donc oui, tout est lié à ma jeunesse à Sète. Mais rien n’était calculé ! Quand j’y étais, je ne savais pas du tout ce que j’allais faire de ma vie, je ne savais pas du tout que je partirais un jour à New York, qu’on pouvait vivre de la photo… Je ne savais rien de tout ça.

@bleumode
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En effet, ton destin tu l’as rencontré dans un autre lieu, New York. C’est là que tu découvres la photo.

 

À Sète il n’y avait pas de perceptive d’évolution, en tout cas je ne m’y retrouvais pas, j’avais d’autres ambitions. Je ne savais pas quoi, mais je voulais vraiment partir. J’ai choisi New York, basiquement par amour du hip-hop et du basket, puis parce que c’est une ville internationale, je voulais pratiquer l’anglais. J’ai fait le grand saut en 2008, vraiment à l’aventure. Il n’y avait pas de plan. Et en arrivant, pour la première fois je ressens l’inspiration et l’envie de faire des photos. Tu viens de Sète, 40 000 habitants, et tu vois les buildings, les gratte-ciel ! Donc je suis allé acheter un appareil dans le but de partager les photos à mes proches, qu’ils puissent voir ce que je vivais. C’était un petit Sony, point and shoot, que je paye 150 dollars. Je me rappelle m’être dit ‘rah je mets tout ça dans un appareil, j’ai intérêt à m’en servir’ ! C’était un investissement. Je m’y mets, j’y prends goût, je retouche un peu sur mon premier Mac, je poste sur Facebook, mes potes trouvent ça cool. Après c’était rien de dingue, des photos carte postale, de l’architecture, du taxi jaune. J’étais à la cool, sans prétention. La photo n’était clairement pas un objectif, ma vie c’était des petits boulots mal payés.

 

Et le parcours s’est transformé en American Dream ! Comme dans toute success story, ton parcours a été sinueux, jalonné de galères et de coups du destin assez incroyables. Comme ton introduction dans la mode, qui relève d’une rencontre fortuite dans une rue de New York.

 

Oui on est en 2010 à ce moment-là, je me balade à Soho et me fais accoster par un gars bien sapé, qui s’appelle Dapper Lou. Il me dit ‘je kiffe ton style, je peux te prendre en photo ?’, moi étonné, petit gars de Sète, je trouvais ça bizarre sa démarche. Mais bon, ‘si ça te fait plaisir, prends-moi’. Il fait son truc, m’assure qu’il a un blog et va me mettre dessus. Je vais voir son site, je trouve ça cool. On reste en contact, on sympathise, et lui qui était dans les cercles Fashion Week m’invite à des events. Je découvre les invit’ open bar où tout est gratuit, ça me paraissait dingue. Je rentre dans le monde de la mode, fais pas mal de rencontres. Après quelques mois on me demande pourquoi je ne prends pas des gens en photo. Première réaction non intéressée, mais en même temps j’en vois qui en vivent, notamment par le streestyle. Et ils voyagent, Paris, Londres, Milan… En traînant avec eux, j’analyse, puis j’essaye. D’abord avec Dapper Lou. ‘Comme tu m’as shooté, j’aimerais bien te shooter à mon tour’. Ça part de là. Peu après, un pote me dit qu’un magazine basé à Milan, nss, cherche quelqu’un pour faire du streetsyle à New York. ‘Ça t’intéresse ?’ Ma foi, si je peux faire un billet avec la photo ! ‘Pas de budget’ ? T’inquiète, 50 euros je suis content, dans l’absolu je suis une merde, je viens de commencer. C’était déjà un honneur d’être publié !

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Autre coup du destin à la même période, le fait d’être victime d’une balle perdue, qui influera sur ton inscription à la Parsons School of Design pour développer le talent et la passion que tu venais de te découvrir…

 

On croirait que c’est du mytho mais c’est vrai ! C’est une expérience de dingue. Je marchais à Brighton Beach, ça s’embrouille derrière moi, ça commence à tirer et je prends une balle. Dans la jambe, ça passe à un millimètre de l’os du tibias. Un mort, cinq blessés. Cet événement, c’est un électrochoc, parce qu’à ce moment-là j’hésitais encore à aller à Parsons. Même si j’avais une bourse ça restait très cher, est-ce que ça valait vraiment le coup, est-ce que j’allais y arriver… Et après ça, je me suis dit ‘nique sa mère, ça ne tient à rien la vie, j’ai failli caner j’aurais pu la prendre dans le ventre, qu’est-ce que j’ai à perdre ?’ J’étais dans ce mood. Let’s go, je m’en fous, tentons le truc. Je suis resté deux ans à Parsons, tout en faisant du streetstyle pour nss en parallèle, en étoffant mon réseau. Après quoi j’ai lancé Bleu Mode en 2013, moment qui coïncide avec l’obtention de mon visa d’artiste, qui me permet de bosser légalement.

 

On voit des lignes très claires dans ta carrière. De 2013 à 2017, tu sembles te consacrer essentiellement au streetstyle. Et de là, tu dévoiles de premiers projets personnels, des publications éloignées de la mode avec Dialogue Through Form et Bleus Visages, des participations à des expos collectives, et même une première collab avec FILA en 2018. Ça traduit quoi, ton succès grandissant, une volonté personnelle de montrer autre chose ?

 

2013-2017 c’était du streetstyle surtout, et des éditos. J’ai vite commencé à pitcher des éditos à des magazines pour aller plus loin que le streetstyle. C’est une très bonne introduction à la photo de mode, avec l’attention au détail, la réactivité, le regard pour analyser le style et les outfits, mais j’ai toujours vu ça comme une première étape. Ces projets photos avaient également pour but de sortir de cette case, et d’introduire ce qui allait arriver par la suite. Je mets en place mon univers, le contexte est favorable puisqu’on est en plein dans l’explosion du streetwear, mais c’est aussi un moment où je me sens plus légitime, les gens me connaissent, on me voit évoluer dans la mode depuis quelques temps déjà donc ça y est, j’enlève l’habit d’intégration pour redevenir qui je suis vraiment.

@bleumode
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On en vient à l’autre grand tournant de Bleu Mode, en 2020. C’est le confinement, et tu entreprends ta mue d’artiste en dévoilant une première composition photographique, cette vue plongeante sur des boîtes de sneakers Nike dans le coffre d’une Porsche. Quel a été ton cheminement ? 

 

On n’a rien vu venir avec le Covid. Ça faisait un peu peur au début, qu’est-ce qui va se passer, combien de temps ça va durer, comment je vais gagner de l’argent… Pas de job, pas de train, pas d’avion, tout s’arrête, et je commence à regarder derrière. Tu ne réalises pas vraiment quand tu as la tête dans le guidon. Je vois que j’ai fait toutes ces Fashion Weeks, et au final ? Cool j’ai fait mon nom, mais maintenant j’ai envie de m’exprimer moi, d’exprimer ma vision et non plus suivre uniquement les directives des marques. J’ai eu la chance d’être bloqué dans un endroit où j’avais accès à pas mal de ressources. Il y avait un concessionnaire, qui ne vendait que des voitures à 250 000 balles, qui m’a permis de faire ma série avec les Porsche. Il y avait un shop, qui m’a permis de m’amuser avec des pièces… j’avais tout ça sous la main, ça me plaisait et m’inspirait, alors je me suis amusé ! J’ai commencé avec la photo de la Porsche et des boîtes Nike, j’ai vu que ça likait, que ça partageait. Je me suis dit qu’il y avait un créneau. Avec Stems Gallery on en a fait une édition de 50, qu’on a bien vendue. De là, on a décidé d’organiser un show. Et j’ai pris la décision d’arrêter de faire du streetstyle et des backstages.

 

On parle de ta première expo solo, ‘Tout est bleu’, à la Stems Gallery de Bruxelles en janvier 2021. Là, en plus d’autres compositions photographiques, on t’a découvert en plasticien. Des totems réalisés à partir de motos, des bocaux de requins, des jantes taguées de virgules et autres sculptures… Pourquoi le “physique” ?

 

À la base on était parti sur une expo photo, mais Stems venait d’acheter un nouvel espace, immense, minimaliste, magnifique. Je me suis dit que ça ferait vide s’il n’y avait que des photos, que ce ne serait pas assez fort. Je leur ai demandé si je pouvais faire des sculptures. On a peint le mur en bleu, on a mis les jantes… je me suis dit que ça tuait, dans l’art tu peux vraiment te faire kiffer. Ça m’est venu comme ça, ce sont des idées que j’avais. Ça rentre dans le même univers, pour moi c’est la même chose, seulement si tu ne peux pas exprimer par une photo, autant faire une installation en physique. Il n’y a pas de limite en soi, du moment que ça a du sens.

 

Le logo est au centre de ton art. C’est sa valeur de symbole que tu interroges, sa place dans la société ?

 

Ça l’a toujours été, mais aujourd’hui encore davantage avec les réseaux, le logo est omniprésent dans la société – société capitaliste, c’est un constat. J’ai toujours été obsédé par les logos, depuis tout jeune, le swoosh, le crocodile, les Ellesse, Sergio Tacchini… Ma jeunesse des années 1990. Ça s’est développé avec le streetwear, les collabs du luxe. Et ça me fait kiffer quand je vais au Maroc par exemple, et que je vois dans les souks tous ces bootlegs où ils collent des crocodiles où il ne faut pas, des virgules partout. Ça m’inspire, alors je le retranscris dans mon travail. Est-ce que la Twingo aurait coûté plus cher avec les quatre anneaux d’Audi dessus ? Est-ce que c’est ça qui fait la valeur d’un objet, ou toute l’image qu’on nous vend depuis des décennies ? Je trouve ça fascinant qu’on soit si obsédé par ces petits logos, alors qu’en soi, ce sont des conneries. Sans être critique hein, parce qu’on y tombe tous dedans et moi le premier ! Esthétiquement, je trouve ça beau : le logo Nike, il est magnifique, c’est du génie. Le logo Rolex, magnifique, au-delà de ce que la marque représente, la couronne, c’est trop fort.

@bleumode

Tu joues beaucoup sur les dualités : consumérisme occidental et culture méditerranéenne, élitiste et populaire, contrefaçon et authentique surtout…

 

Je trouve ça intéressant cette frontière entre le vrai et le faux. Quand tu vois le prix auquel se vendent les Louis Vuitton x Nike Air Force 1, alors qu’on les trouvait il y a 20 ans à Clignancourt ou au marché du soleil à Marseille… Pour moi c’est ironique, c’est à un point ridicule que ça en devient drôle, vous vous foutez vraiment de notre gueule quoi ! Mais ça marche, et Bernard Arnault s’en frotte les mains. Ouais, tout ça me fascine.

 

Tu as mentionné le croco, il faut noter que tu as collaboré en 2021 avec Lacoste pour une capsule aux accents nineties. Un accomplissement ?

 

C’est le highlight de ma carrière, parce que je n’aurais jamais cru ça faisable. C’est Louise (Trotter, directrice artistique de Lacoste, ndlr) qui m’avait mis là-dedans, elle aime beaucoup mon travail et ma vision de la marque, elle sait que j’en suis fan et que je connais très bien les archives notamment… On a donc fait cette collection qui a été un gros succès, et personnellement je suis hyper content, aussi parce que j’ai pu faire la campagne dans ma ville de Sète.

 

Depuis tu as réalisé une autre collab avec Budweiser, d’autres expos aussi, “Bleu Cheval” à Ground Effect et tout dernièrement “GO!!!!!!!” à Plan X du côté de Milan. Solo shows, collabs, c’est ce qu’on peut attendre de Bleu Mode dans un avenir proche ? Toi qui aimes le terme d’expérimentation, peut-on s’attendre à te voir explorer de nouveaux domaines et verser dans d’autres médiums ?

 

Bah écoute, je viens de faire la pochette pour le nouvel album de SCH, ma première cover en print ! Super cool, d’autant qu’elle est déclinée en quatre versions et qu’on retrouve bien mon ADN. Je suis ouvert à tout type de projet, du moment que c’est mon univers. Dans l’immédiat je vais refaire un truc avec Budweiser autour de la coupe du monde, dont la marque est sponsor, puis Lacoste l’année prochaine. Je garde un pied dans la mode parce que je kiffe toujours autant faire des éditos ou des campagnes pour des marques, tout en continuant de travailler sur ma carrière d’artiste, que je veux développer à long terme. Là j’ai un group show qui ouvre à New York en novembre, où j’ai deux pièces, j’en aurai aussi une à l’Art Basel de Miami. Et après, un solo show à Paris, en mars 2023, chez Stems. En faisant des expos je me régale, parce que je fais ce que je veux, il n’y a aucune contrainte, aucune limite. Et je trouve que c’est intéressant, de tout mettre dans une pièce et d’emmener les gens dans mon univers.

 

Article & Interview réalisé pour le numéro 2 du DRP Magazine

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