Design
04/05/2023
Maxime Delcourt
Depuis une dizaine d’années, Tyrsa est la preuve que l’on peut faire de la typographie un art populaire, qu’il est possible de mêler le wild style aux lettres expérimentales, ou de collaborer, dans un même élan, avec des marques (Nike, Aimé Léon Dore), des médias (Booska-P, Yard, Mouv), des artistes (Childish Gambino) ou le renouveau de la scène food française (Phamily First). Ces derniers mois, le Parisien, formé au graffiti, passé par les Gobelins, a également affiché de nouvelles ambitions : la création d’un studio afin d’approfondir sa démarche, de s’associer à d’autres créatifs et, comme il le dit, « d’approcher différemment un univers d’ores et déjà maîtrisé ».
En 1999, tu as 14 ans lorsque tu te saisis pour la première fois d’une bombe de peinture. Était-ce par passion du graffiti ou simplement par envie de t’exprimer ?
La seconde option, indéniablement. Je venais de quitter Paris pour m’installer à Caen, je me cherchais et un de mes amis m’a fait découvrir la culture hip-hop. J’ai essayé de rapper, de breaker et même d’être DJ, mais j’étais nul dans toutes les disciplines. En fin de compte, il n’y avait que le graffiti qui me passionnait vraiment. Les débuts étaient maladroits, certes, mais le dessin des lettres a rapidement pris beaucoup de place dans ma vie. Très vite, je me suis obstiné à définir ma propre lettre, à peaufiner mon style.
Tu finis d’ailleurs par délaisser le graffiti pour te concentrer sur la typographie. Qu’est-ce qui te plaît dans le lettrage ?
À 18 ans, je suis en pleine réflexion sur mon avenir. J’ai un bac scientifique en poche, mais le graphisme me paraît être une évidence. J’intègre LISAA, l’Institut Supérieur des Arts Appliqués, je commence à saisir ce qu’est réellement la typographie et je découvre des artistes qui, depuis plusieurs siècles, créent des univers fascinants. Je comprends alors que ça peut être un vrai travail, qu’il y a même quelque chose de très noble dans cet exercice : après tout, c’est incroyable tout ce que l’on peut dire via la forme d’une lettre, selon qu’elle soit très élégante ou très dure. Contrairement au graffiti, où j’avais l’impression de tourner en rond, j’avais désormais face à moi d’infinies possibilités, un style reconnaissable, pas forcément académique, mais suffisamment hybride pour me permettre de jouir d’une liberté incroyable.
Au début, j’imagine que tu es tout de même passé par un certain nombre de galères, non ?
Lorsque je sors des Gobelins, il y a une quinzaine d’années, tout était différent. J’ai alors la chance d’être recruté en tant que graphiste par CANAL+ pour bosser une semaine sur deux pour Les Guignols de l’info, tout en collaborant avec une agence de pub spécialisée dans le web. Sur le plan créatif, ce n’était pas très excitant, mais j’avancer à mon rythme, sans pression : hormis quelques Tumblr, aucun support ne me permettait de me comparer à d’autres typographes Aujourd’hui, avec Instagram, tout le monde s’observe, jalouse les expériences des uns et des autres. Je comprends le besoin de la nouvelle génération de se démarquer, mais c’est important aussi de ne pas brûler les étapes, de prendre le temps de trouver son style.
Dirais-tu que le premier point de bascule dans ta carrière se déroule en 2010, lorsque tu collabores avec le Barbershop ?
C’est une époque où je commence à me focaliser sur des projets plus personnels. Un jour, un pote me propose de réaliser l’identité visuelle de son resto et, de là, née l’idée de réaliser un menu d’un mètre de long avec un long graff au dos de la carte. Par chance, le Barbershop devient un lieu incontournable à Paris, des gens repèrent mon nom sur la carte et quelques marques (Bleu de Paname, Carhartt) me sollicitent pour la réalisation de visuels. Sur Tumblr, c’est pareil : mon site est alors partagé plus de 10.000 fois, je reçois des demandes de l’étranger et mon travail commence à être visible au-delà de mon cocon parisien.
Avec le recul, est-ce qu’il y a eu d’autres moments charnières ? Tes collaborations avec Nike et Childish Gambino ?
En 2013, ma première campagne pour Nike, « Provoque ton destin », a clairement changé la vision que l’on avait de moi. Soudain, je passe d’un mec qui fait de la jolie typo à un gars que l’on désire absolument parce qu’il est dans les petits papiers de Nike. De son côté, Childish m’a également aidé à avoir plus de visibilité. Au départ, il m’avait simplement sollicité pour réaliser la typo de l’album Awaken, My Love!, ainsi que celle du poster de sa tournée. Mais il est tellement ouvert que l’on a noué une véritable relation, toujours très forte : depuis, j’ai bossé sur « This Is America », sur son court-métrage avec Rihanna (Guava Island), mais aussi sur Atlanta, une série pour laquelle j’ai conçu les différents titres des épisodes, chacun devant s’adapter aux différents lieux où les personnages se trouvent (Atlanta, Amsterdam, Paris…). C’est une sacrée expérience, que l’on prolonge aujourd’hui dans le cadre d’une série pour Amazon réalisée avec la même équipe : Childish, Hiro Murai, etc.
En fin de compte, ce qui te plaît dans la typographie, c’est de pouvoir travailler autant avec un média (Yard, Booska-P) qu’avec une marque (Aimé Leon Dore) ou le cinéma (Allons enfants) ?
Pour moi, tout est lié. Bosser pour le cinéma, c’est foncièrement différent d’une campagne de pub pour Nike, mais la finalité est la même : dans les deux cas, il s’agit d’adapter un travail typographique à une problématique, résumer l’identité d’un projet dans un logo compréhensible. Pour ma part, tout l’enjeu est de réussir à m’adapter, de comprendre les attentes d’un client et de traduire visuellement le message qu’il souhaite faire passer. Bien évidemment, j’arrive avec mon style et je reste dans un langage graphique qui m’est propre, mais l’idée est toujours double : faire en sorte que le client soit satisfait et donner du sens à ce que l’on fait ensemble. Pour Booska-P, par exemple, je ne voulais pas simplement styliser le « B », je voulais que celui-ci fasse penser à une bobine de film, en référence au premier logo du site. Tout simplement parce que je n’aime pas ce qui est purement esthétique, j’ai besoin qu’il y ait du sens, que chaque décision soit défendable et justifiée.
Est-ce à dire que tu fais systématiquement du sur-mesure ? Tu n’as jamais un croquis en tête que tu cherches ensuite à adapter aux besoins d’un client ?
Une fois le brief avec le client effectué, il est possible que des références émergent et que celles-ci me renvoient à des croquis faits par le passé. Cela dit, je pars souvent de zéro, ne serait-ce que pour ne pas répéter deux fois une même idée. Par respect envers moi-même, envers le client et envers le public. C’est aussi pour ça que j’aime sortir de ma zone de confort, ne pas collaborer systématiquement avec des personnes proches de mes goûts, avec qui je sais que ça va matcher direct. J’ai envie de me surprendre. Après la campagne « Provoque ton destin » de Nike, par exemple, on m’a souvent demandé de décliner ce que je venais de réaliser ; or, ça n’avait pas de sens de réaliser une typo au marqueur ou à la bombe pour une pub de yaourt… Il faut rester cohérent, et ne pas s’enfermer dans un style qui, un jour ou l’autre, pourrait devenir obsolète. Et moi avec.
Lorsque tu travailles avec Aimé Leon Dore, une marque avec laquelle tu collabores depuis 2016, j’imagine que c’est précisément ce que tu recherches : une relation de confiance qui te permet de créer en totale liberté ?
En 2016, la marque était peu connue. Moi aussi, d’ailleurs. C’est Teddy Santis, le fondateur, qui m’avait contacté sur Instagram. On a fini par se rencontrer à New York et on s’est lié d’amitié naturellement. Parce que j’aime la mode, spécialement le streetwear. Parce que j’ai eu l’occasion de travailler avec Louis Vuitton, Dior ou Carhartt. Et parce qu’il y a une dimension humaine entre nous, quelque chose qui n’est pas du tout lié à l’égo. D’ailleurs, j’aime l’idée de n’être qu’un prestataire, de ne plus être dans la même démarche qu’à l’époque du graffiti, où je cherchais à mettre mon nom partout, à faire en sorte d’exister au sein de la société. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de starifier mon nom.
Tu fais pourtant partie d’une génération d’artistes qui a rendu la typographie populaire…
Crois-moi, ce n’était pas gagné… Quand j’ai commencé, les gens pétaient les plombs de me voir faire ma typo au crayon, alors que des ordinateurs m’auraient permis d’atteindre le même résultat. Aujourd’hui, c’est pourtant ce qui a fait ma singularité. Étant tout particulièrement admiratif du travail de Paul Rand et de tous ces typographes qui ont réussi à créer des logos intemporels, hors du temps, j’ai la même ambition : prouver que l’on peut créer autrement qu’avec un logiciel.
Au point d’avoir fait école auprès d’une nouvelle génération ?
C’est difficile à dire… Ce qui est sûr, c’est qu’il suffit de regarder le nom des magasins, de jeter un œil à la façade des restaurants ou d’observer les publicités dans la rue pour comprendre que la typographie est aujourd’hui extrêmement travaillée. Souvent, c’est même de la typo faite à la main, ou ultra bien craftée. C’est peut-être dû à l’influence d’une génération dont je fais partie, mais c’est peut-être également une simple tendance. Seule certitude : je reçois toujours plus de demandes de stage, ainsi que des sollicitations de jeunes créatifs curieux de discuter avec moi. C’est une bonne chose, ça prouve que la typographie est éternelle, que l’on aura toujours besoin de textes.
C’est cet engouement qui t’a incité à monter ton propre studio à Paris ?
C’est surtout que je souhaite mettre davantage ma patte dans le branding. Ces dernières années, j’ai ressenti pas mal de frustrations concernant l’identité visuelle : je concevais le logo, mais je laissais une agence de pub la possibilité de le décliner à l’infini. À présent, j’ai envie de réaliser cette partie du travail, de déployer mes logos sur l’ensemble d’une campagne : la création de visuels et d’assets, le travail avec un photographe, etc. Je sais que j’en ai les capacités, je sais avec qui m’associer pour y parvenir : des créatifs spécialisés dans la motion design, le sound design, des développeurs, des animateurs 3D, etc. L’idée du studio, c’est d’évoluer en groupe et de mettre à l’honneur mes collaborateurs tout en poussant encore plus loin mon processus créatif. Ce genre de collaboration à 360°, ça rejoint finalement ce que je te disais tout à l’heure : à 38 ans, je n’ai toujours pas l’impression de pouvoir être un jour limité sur le plan artistique.
QUI POURRAIT TE PLAIRE
“Mais c’est ton vrai nom Jimbo ? ”