Musique
23/06/2022
Jules Bossi
L’un est le visage du rap en France, l’autre de l’electro française dans le monde. Mehdi Maïzi et Pedro Winter partagent pourtant de nombreux points communs : notamment celui d’avoir vu “leur” musique devenir un phénomène pop au fil du temps, au point d’animer chacun une émission régulière sur le rap et l’electro pour Apple Music en France. Rencontre entre deux observateurs de leur époque.
Dans la tête des gens, Mehdi tu es un expert du rap et toi Pedro de l’electro en France. Quel est votre rapport avec la musique de l’autre ?
P : L’étiquette que j’ai avec Ed Banger est plus électronique parce que c’est la musique qu’on produit avec mon label. Mais si tu vas dans mon téléphone ou mes rayons de vinyles chez moi, c’est kiff kiff. Ce n’est pas la même culture, mais la musique électronique et le hip-hop sont pour moi les deux fondations solides de ma culture musicale, parce que ce sont les deux dernières révolutions musicales du 20ème siècle. Je suis un enfant des années 70’ donc je me suis pris ça en pleine tronche. Pour moi, c’est assez indissociable, même si j’ai l’étiquette electro. Je me sens en tout cas à l’aise avec les deux styles.
M : C’est intéressant parce que je suis d’une génération juste après celle de Pedro, et même si c’est aujourd’hui évident pour moi que ces musiques sont, au départ, complices, j’ai grandi au moment où ces deux genres ont commencé à se séparer. Donc quand je grandis, il n’y a que le rap et pas la musique électronique. Évidemment, il y a les énormes tubes quand je suis au collège avec la French Touch, j’écoute Daft Punk comme tout le monde, mais sans me dire qu’il se passe un truc cool en France. Et c’est avec Cross de Justice que je me suis vraiment mis dedans via un pote à moi dj, Yanis, qui m’a amené vers la musique électronique. Et c’est à ce moment là que je comprends que tout est beaucoup plus lié que ce que je pensais. L’electro, c’est aussi une musique que j’ai appris à découvrir et à écouter via des rappeurs. Un mec comme Grems, c’est quelqu’un qui m’a ouvert des portes, parce que c’est quelqu’un du rap qui te dit “Il n’y a pas que ça”. Et ce sont deux musiques qui je pense sont capables de se mélanger avec n’importe quoi. C’est un peu la force de ces genres-là.
P : Ce sont des musiques d’emprunts, des cultures qui s’inspirent des autres. C’est pour ça que je me sens bien dans le courant de la musique électronique, ça se réinvente en permanence.
M : Ça ne peut pas mourir en fait, ça se réinvente tout le temps !
Il y a un point commun entre le rap et l’electro : ce sont à la base des cultures underground qui sont devenues mainstream, pop. Comment avez-vous vécu ce changement de statut ?
M : C’est le sens de l’histoire. Quand une musique de niche devient populaire, il y a plus de gens qui en font, mais surtout plus de gens qui en écoutent. C’est plus là que ça change quelque chose. Moi, je m’en félicite, je suis heureux que cette musique soit écoutée par un maximum de gens. C’est ça qui est intéressant. Surtout, les publics changent : tu te retrouves avec des gens qui écoutent du rap toute la journée, qui sont des passionnés, mais qui ne connaissent pas d’albums sortis avant 2017. Et tu ne peux pas forcément leur en vouloir, tout le monde n’a pas vocation à être un expert et à connaître toute la culture. Mais ça, c’est nouveau. Alors qu’il y a 20 ans, les gens qui écoutaient du rap toute la journée connaissaient tout le rap. Je n’ai pas l’impression d’être un gardien du temple ou de défendre une idée plus réelle du rap : je vois les salles qui sont pleines, les rappeurs qui mangent mieux qu’avant, donc moi, je me félicite de ça.
P : Pareil, c’est un effet naturel. Tous les courants culturels ont pour vocation à devenir mainstream, et c’est le but du jeu aussi. On fait tous ça pour faire connaître la musique au plus grand nombre, la partager, donc il ne faut pas aller contre l’histoire. Et il y aura toujours des niches, on continue à digguer, il y a tellement de création, d’expérimentations, qu’il y aura toujours des choses sous le radar. On est un peu de cette culture-là. Mais encore une fois, je n’ai pas du tout cette posture élitiste à m’extasier avec quatre copains sur un(e) artiste inconnu(e). Mais c’est bien d’avoir ces petits moments où tu chéris quand même un artiste avant qu’il ne soit connu par le monde entier. Il y avait une expo au Palais de Tokyo organisée par Hugo Vitrani avec plein de tagueurs et d’artistes. Le graffeur Mode2 avait fait une fresque sur trois panneaux sans lever son crayon en écrivant cette phrase : « Underground Doesn’t Exist Anymore ». Je trouve que ça résume tout. Aujourd’hui, tout le monde a accès à tout.
M : Cela dépasse la musique et c’est très lié à internet. Internet, c’est l’explosion des niches : n’importe qui peut devenir mainstream aujourd’hui, ça peut ne pas durer longtemps, mais ça va être possible parce qu’à un moment, les communautés vont te pousser. On le voit dans la musique aujourd’hui avec des artistes rap qui sont disque de platine alors qu’ils font une musique qui n’est pas censée faire platine. C’est la force des communautés et la force des niches.
On voit de plus en plus depuis quelques années des artistes contemporains faire des pochettes pour des rappeurs, des marques de modes collaborer avec des dj’s… Vous avez l’impression que ces les milieux visuels, musicaux, se mélangent plus qu’avant ?
P : Effectivement. Après, il faut jauger un peu l’opportunisme de l’art contemporain et de la mode lorsqu’ils mettent un front row avec uniquement des gens du rap. Ils ne se sont pas réveillés du jour au lendemain en se disant “ah tiens, on va célébrer cette culture”. Dans l’autre sens, les rappeurs sont contents de ne plus être relégués au quatrième rang. J’étais avec Kanye à ses premiers shows front row, il était tout excité. C’était en 2008 ou 2009, donc il n’y a pas si longtemps. C’est assez récent. Mais ces perches tendues entre l’art contemporain, le rap, la musique… On ne peut que s’en féliciter. J’aime bien le côté éducatif de tout ça : que les kids connaissent Murakami, c’est bien aussi.
M : Dans le rap américain, j’ai l’impression que c’est assez important depuis assez longtemps. Depuis assez tôt, tu as des gros réals qui ont fait des clips de rap. Je regardais, récemment, le clip de “Going Back to Cali” de LL Cool J, on dirait un film des frères Coen. Même dans la mode, on a eu tôt des rappeurs américains qui défilent, ou qui bossent avec des stylistes. Mais c’est vrai que tout ça s’est beaucoup accéléré ces dernières années. C’est tout bête, mais aujourd’hui beaucoup de rappeurs viennent avec un(e) styliste et nous demandent s’il y a une maquilleuse quand ils viennent en interview, ça n’existait pas avant.
P : Ärsenik, ils avaient le même jogging toute la journée !
M : Exactement (rires). Et sur l’aspect visuel, c’est vrai que les rappeurs se permettent beaucoup plus de choses aussi, ils sont beaucoup plus décomplexés, des covers aux clips, ce n’est plus pareil, et tant mieux. Il y a plus de liberté et de créatifs aujourd’hui dans le milieu du rap, des gamins qui ont 20 ans, qui ont envie de faire des choses. Sur Instagram, ça regorge de talents, de graphistes, de clippeurs, et ça c’est incroyable. Ça fait tomber plein de barrières.
On se trouve actuellement dans les bureaux de Apple Music France, qui vient d’ouvrir un studio où vous animez chacun votre émission. Dans la mode Keith et Supreme ont ouvert leur shop en ville, Pitchfork a aussi un festival depuis quelques années dans la capitale… Est-ce que dans le secteur créatif, Paris a encore passé un cap selon vous ?
P : Tu veux dire que Paris est la capitale du monde ? Moi je te le dis ! (rires)
M : Tu le vois comme ça toi ?
P : Je suis ultra chauvin, et je suis une locomotive, j’ai envie d’embarquer tout le monde. On parle de la jeunesse de Paris, j’ai 47 ans, mais la scène rap, les soirées Yard, Rinse FM, même si c’est plus loin de moi, je la regarde attentivement quand même, je vois l’énergie. Yard qui organise une block party à la Fête de la Musique 2021, je me suis dit : “Putain, ils sont en train de retourner le quartier”. Musicalement, ça me passionne moins, mais tu te dis qu’on est toujours chaud. Les fashion week les plus excitantes sont aussi à Paris, on a des artistes français qui sont au même level que certains américains. OrelSan qui fait cinq Bercy, c’est un poids lourd qui chamboule aussi les streams… Paris est en furie, et j’espère qu’en 2024 pour les JO, on sera réellement la capitale du monde pendant deux mois. Après, c’est à nous de jouer, les jeunes et les vieux, et de se serrer les coudes culturellement pour montrer que la dynamique est là.
M : Je m’étonne toujours de l’importance que la ville a l’air d’avoir pour les étrangers. Dans la musique, mais aussi dans le cinéma, dans ce qu’elle incarne visuellement et esthétiquement. Et ce qui m’intéresse, également, c’est comment Paris réinvestit un peu le milieu de la nuit. Pedro tu parlais des soirées Yard, pendant longtemps quand j’étais plus jeune, sur les soirées rap, on n’avait pas grand chose…
P : Il y a eu un gap oui !
M : Quand j’allais en boîte de nuit, c’était un enfer. Je ne rentrais pas, et quand je rentrais, j’avais un quart d’heure de rap. Aujourd’hui, il y a des trucs cools et chauds qui se passent à Paris. Quand on a des étrangers qui passent chez Apple et que je leur montre des photos des soirées qu’on organise ou Yard par exemple, ils hallucinent. On est une place importante aujourd’hui et les chiffres parlent pour nous. Le nombre de choses qui se passent encore ici font que Paris reste important.
Mehdi, tu disais tout à l’heure qu’on était dans une époque très créative. Il y a aussi beaucoup de concurrence. Comment fait-on pour se démarquer selon vous ?
P : Je crois au talent.
M : Au talent et au moment. Mais pour ceux qui durent, c’est le travail et la persévérance qui va faire la différence, en plus du talent. P : Il faut aussi croire en la magie je pense. Aujourd’hui, on contrôle tout, on fait des business plans, mais il faut laisser une part de magie dans la création. Il y a des choses inexplicables. On essaye de mettre des mots là-dessus, mais les musiciens qu’on adore, ce sont des bosseurs et aussi des génies. Ce qui est délicat, c’est que l’offre est dingue, il y a beaucoup de déchets. Comment sortir de ça ? Sur le papier, tous les nouveaux outils facilitent la vie et je suis pour la démocratisation mais je m’inquiète en me disant que ça va être plus dur pour les jeunes qui arrivent. Est-ce que pour nous, c’était plus facile ? Peut-être que oui parce qu’il y avait moins de concurrence et de possibilités.
M : Mais ça doit aussi être libérateur. Tu peux te casser la gueule et toucher à plein de choses. Par rapport à cette génération là j’ai l’impression qu’à 20 ans je n’ai rien fait. J’avais envie de faire plein de choses mais tout me semblait compliqué, tout me semblait lointain.
P : C’est vrai. On a un petit décalage de génération. Mais concrètement aujourd’hui, tu fais du skate ton premier ollie il est documenté.
M : C’est un TikTok à un million de vues ! (rires)
P : Alors que moi j’ai quatre photos de moi en skate. Acheter un camescope, c’était impossible pour moi !
M : Je me rappelle que plus jeune j’ai essayé à un moment de faire du son. J’ai acheté une MPC et il n’y avait pas de tutos, c’était avant YouTube. Je n’ai jamais sorti un son cool du truc. Peut-être qu’aujourd’hui avec un tuto YouTube j’aurais pu faire un semblant de quelque chose – je ne dis pas que j’aurais pu être bon – j’aurais peut-être sorti un EP, sûrement catastrophique ! Je me serais cassé la gueule. Mais je l’aurais fait.
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